Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherche

24 octobre 2011 1 24 /10 /octobre /2011 21:34

Pas d’abonné au paradis demandé

Jean Noël (librairie Le Neuf 2011 St Dié)
 
La librairie Le Neuf de St Dié a publié des textes d’une trentaine d’auteurs (Bernard Clavel, Albert Ronsin, Yves Berger) depuis 1972.
 Elle propose cette année un livre à partir du spectacle de Jean Noël qui s’est produit à la médiathèque de Saint-Dié des Vosges le 22 février 2011.
 
Jean Noël a été une figure joviale de mai 1968 à la faculté des lettres de Nancy  et le président  culturel du cercle des étudiants de Montbois. Moins ambitieux que François Cuchi, acteur qui a prématurément disparu de la scène parisienne, Jean Noël partage sa passion pour le théâtre, le métier de la scène en amateur, avec humour, un sens du calembour et de l’improvisation contrôlée.
J’aime son ouvrage au format de poche, couverture colorée, dépourvu d’une préface somptueuse. Jean Noël, bon vivant, peut se dispenser d’une oraison funèbre ; elle sera donnée plus tard, en temps opportun.
 
Il nous fait découvrir ses pages cocasses, ses saynètes, ses sketchs empruntés à la vie quotidienne, à son autobiographie en filigrane, son expérience d’employé de la poste ou de personnel au sol dans les aéroports.
 
Rien à voir avec le quai de Ouistreham de Florence Aubenas à propos du Pôle Emploi. Mais un plaisir simple d’employer la langue ; certains passages, notamment de rêverie exotique, sont des moments de bonheur, des captures d’écran (et d’imagination). Les pages à propos de monsieur Einstein relèvent, évidemment, de la parodie.
 
Jean Noël brasse indifféremment  les registres, il a ce qu’on peut appeler une « humeur carnavalesque », expression que j’emprunte à mes amis des éditions Aspect.
 
Extrait : « J’aime ça… Quand le soleil te chauffe un plein midi de juillet, au plus fort, tu l’accueilles, écrasé, t’oublies tout, tu ne sens que la lente pénétration en toi, tu t’étales, tu te déploies, tu es nu sous le soleil et seul et calme et merveilleusement oisif… La mer au loin s’accorde à ton silence… »
 
 
 
Christian Samson

Partager cet article
Repost0
18 octobre 2011 2 18 /10 /octobre /2011 11:16

 

Des fourmis dans la bouche de Khadi Hane (éd. Denoël  2011).
 
                                                                                                 
                                                                       
Le monde selon Khadi Hane

«
Mes enfants… fils du peuple, ils s’enivreront sur les murailles de Bandiagara, là où Amadou Hampaté Bâ a laissé son empreinte. »
 

                                             
                                                                  
 
La narratrice est Khadija, évoluant dans le quartier  cosmopolite de Château-Rouge à Paris. Elle doit lutter bec et ongles pour nourrir ses quatre enfants. Le père de l’un d’eux est un blanc (Pierre Lenoir), un blanc, comme les autres…  volage et intéressé. Ce  qui expose l’héroïne  aux foudres de ses compatriotes, hommes, femmes,  autant de ceux vivant en France que  de ceux restés au Mali (traditionalistes et profiteurs).  La rumeur a vite fait de se propager à ses dépens.
 
Le lecteur se pose très vite la  question : Truculente et femme émancipée, Khadija parviendra-t-elle  à sortir de son impasse existentielle, dans un milieu où les valeurs humaines sont si peu respectées ?
Documentaire sur les tensions autour de la butte de Montmartre entre faux prophètes, commerçants, assistante sociale et plèbe de la Sonacotra.
 
 Louis Philippe Dalembert  poète et romancier avait traité le sujet dans Rue du faubourg St-Denis  (éditions Du rocher 2005), il avait choisi le regard d’un enfant. Mais le talent de Khadi Hane est bien différent de celui du plus parisien des Haïtiens d’Europe.
 La romancière a du mordant, répond aux injustices avec une verve, une ironie sournoise qui s’exerce sur tous (y compris sur son amant épisodique : « J’étais bien placée avec mes quatre autres gosses pour savoir qu’un homme dans ma vie  ne serait qu’un touriste sur une île, renonçant à s’y fixer à cause du mal de mer »).
 
Khadi Hane est économe de ses images et préfère la nostalgie du pays natal, l’observation juste, le rendu un peu vache de la saleté humaine : « Au milieu des couleurs, un point unique scintillait, une étoile oubliée. Sa lumière n’atteignait pas la terre. Je la contemplai toute la nuit, me demandant si là-haut était caché quelque chose ou quelqu’un pour s’amuser à mes dépens. »
Le passage rappelle les dernières pages du roman d’Honoré de Balzac, Le père Goriot,
Et à des nuances près, celui d’Albert Camus, La peste, où Tarrou et Rieu conversent sur une terrasse d’Oran, au moment où les habitants de la ville célèbrent la victoire sur l’épidémie.  Le ton, ici, est autrement plus pessimiste.  
 
Malick Fall et Sembene Ousmane sont les clés dans le trousseau de Khadi Hane.
 
Comme le disait excellemment Jacques Chevrier dans son Anthologie africaine (Hatier 1981), le souci des écrivains est de « créer un langage qui serait à la fois délivré du carcan des modèles occidentaux et plus proche du langage de l’oralité traditionnelle ».
 
 
Khadi Hane. Un prénom à retenir, Khadi. A ne pas confondre avec « caddie » à 6 roues rangée devant les supermarchés.
 
 
Christian Samson
 
 
Des fourmis dans la bouche de Khadi Hane (éd. Denoël  2011).
 

 

 

Partager cet article
Repost0
18 octobre 2011 2 18 /10 /octobre /2011 11:13

 

La fuite
Roman de Myriam Montoya, traduit de l’espagnol (Colombie), éd. La dragonne 2011.
       

 

                                                       


                    Les premières pages, extrêmement  brillantes, mettent  la narratrice en situation d’initiée au monde et à la misère des adultes, en compagnie de sa grand-mère adoratrice du sexe des hommes. Le roman culbute les préjugés de la maternité et la pesanteur représentée par la famille.
 
Début :
« Il y a des trajets qui changent la direction de l’existence d’un homme. Traverser un pont, une rue, une ville, une montagne peut signifier franchir l’univers ou le mystère de la mort… »
 
L’action se passe dans les quartiers de Medellin, au moment de la guerre civile ; et chacun doit en prendre son parti, même  si les problèmes de  parenté et de jalousie, reléguant l’engagement révolutionnaire au second plan, paraissent plus essentiels.
 
Poète, l’auteure dresse le portrait d’une femme extraordinaire, celui de  Omerai, mariée, abusée ensuite par Nicolas, un macho séducteur et coureur de jeunes filles :

« Toutes ces filles qui se peignaient les cheveux avec soin, se mettaient du mascara, du rouge à lèvres et du parfum bon marché après la douche… Toutes ces filles qui même ainsi, cela ne faisait aucun doute ni à ceux de Nicolas, demeuraient belles dans la précarité
. » (p 112)

L’apprentissage sexuel du personnage masculin, simple manutentionnaire, obligé de subvenir aux besoins d’Omerai et de son fils,  donnera lieu à de douces pages érotiques.
 
En découvrant le titre on se demande de quelle fuite il s’agit. Qui fuit ?  Et,  quoi ?
 
Myriam Montoya y répond à travers une sorte de chronique familiale, à travers ses personnages et des scènes à la fois colorées et désespérantes. Le dépaysement  de la fiction renvoie le lecteur à sa tendresse et à son propre pessimisme. On peut se perdre au début dans les prénoms et les liens de parenté, on s’en accommode séduit par l’atmosphère et le talent prometteur, par moments virtuose, de la jeune romancière qui a longtemps porté ce roman.
 
Christian Samson
 
Des fourmis dans la bouche de Khadi Hane (éd. Denoël  2011).
 

 
Le monde selon Khadi Hane

«
Mes enfants… fils du peuple, ils s’enivreront sur les murailles de Bandiagara, là où Amadou Hampaté Bâ a laissé son empreinte. »
 
 
 
La narratrice est Khadija, évoluant dans le quartier  cosmopolite de Château-Rouge à Paris. Elle doit lutter bec et ongles pour nourrir ses quatre enfants. Le père de l’un d’eux est un blanc (Pierre Lenoir), un blanc, comme les autres…  volage et intéressé. Ce  qui expose l’héroïne  aux foudres de ses compatriotes, hommes, femmes,  autant de ceux vivant en France que  de ceux restés au Mali (traditionalistes et profiteurs).  La rumeur a vite fait de se propager à ses dépens.
 
Le lecteur se pose très vite la  question : Truculente et femme émancipée, Khadija parviendra-t-elle  à sortir de son impasse existentielle, dans un milieu où les valeurs humaines sont si peu respectées ?
Documentaire sur les tensions autour de la butte de Montmartre entre faux prophètes, commerçants, assistante sociale et plèbe de la Sonacotra.
 
 Louis Philippe Dalembert  poète et romancier avait traité le sujet dans Rue du faubourg St-Denis  (éditions Du rocher 2005), il avait choisi le regard d’un enfant. Mais le talent de Khadi Hane est bien différent de celui du plus parisien des Haïtiens d’Europe.
 La romancière a du mordant, répond aux injustices avec une verve, une ironie sournoise qui s’exerce sur tous (y compris sur son amant épisodique : « J’étais bien placée avec mes quatre autres gosses pour savoir qu’un homme dans ma vie  ne serait qu’un touriste sur une île, renonçant à s’y fixer à cause du mal de mer »).
 
Khadi Hane est économe de ses images et préfère la nostalgie du pays natal, l’observation juste, le rendu un peu vache de la saleté humaine : « Au milieu des couleurs, un point unique scintillait, une étoile oubliée. Sa lumière n’atteignait pas la terre. Je la contemplai toute la nuit, me demandant si là-haut était caché quelque chose ou quelqu’un pour s’amuser à mes dépens. »
Le passage rappelle les dernières pages du roman d’Honoré de Balzac, Le père Goriot,
Et à des nuances près, celui d’Albert Camus, La peste, où Tarrou et Rieu conversent sur une terrasse d’Oran, au moment où les habitants de la ville célèbrent la victoire sur l’épidémie.  Le ton, ici, est autrement plus pessimiste.  
 
Malick Fall et Sembene Ousmane sont les clés dans le trousseau de Khadi Hane.
 
Comme le disait excellemment Jacques Chevrier dans son Anthologie africaine (Hatier 1981), le souci des écrivains est de « créer un langage qui serait à la fois délivré du carcan des modèles occidentaux et plus proche du langage de l’oralité traditionnelle ».
 
 
Khadi Hane. Un prénom à retenir, Khadi. A ne pas confondre avec « caddie » à 6 roues rangée devant les supermarchés.
 
 
Christian Samson

Partager cet article
Repost0
10 octobre 2011 1 10 /10 /octobre /2011 20:35

 

Dictionnaire francophone de poche, Khal Torabully
Ed. la passe du vent (2006)
 

Le touriste qui débarque à Montréal connaît surtout le dépaysement de l’accent québécois à couper au couteau. Il lui faut une semaine pour s’habituer au parler comique de ses cousins d’Amérique. Quand le « métro » étend sa serviette de bain sur la plage de Gosier, il savoure aussi l’accent méridional des automobilstes du vendredi soir parfois agressifs sur la chaussée. On ne peut comprendre « la rugaille «  et le roman de Jean Luc Raharimanana Za * , si on ne s’est pas promené comme JMM et Danièle aux abords du Rova d’Antananarivo ou de Tamatave.
Les expressions collectées par Khal Torabully  dans son petit ouvrage peu onéreux complètent celles trouvées dans le Guide du routard et l’enrichissent, en les « recontextualisant » (si j’ose dire ), : elles sont indispensables pour qui veut entrer en contact sur le terrain, sitôt descendu à pôle Caraïbes. Sans elles, le lecteur passe à côté de la puissance langagière d’Ahmadou Kourouma dans Les soleils des indépendances.
Certes Kourouma est inventif. Mais il est inventif comme un Malinké. Comme Hamadou Hampaté Ba est inventif parce qu’il parle à travers Wangrin.
Le pittoresque d’un pays de rêve subsiste grâce à l’exotisme linguistique qui donne toute sa saveur au bonheur de voyager (à voile ou à vapeur)  dans la francophonie.  Maintenant que la gastronomie locale est accessible dans n’importe quel passage d’un quartier parisien – voire, en province,  dans un restaurant camerounais de Sarreguemines -, seule reste authentique et raffinée la néologie des « langues hardies et inventives » de la francophonie. On peut prôner « la gastronomie littéraire ».
Khal Torabully prend soin de préciser : «  ce dictionnaire … ne peut prétendre à l’exhaustivité.  Il donne cependant envie de prendre langue, de mettre les «  mots francophones en bouche avec leurs étonnantes finesse, piquances et résonances. ». De participer à la grande parlerie, la grande rabelaisie francophone.
  
Dans les abréviations, on retient Centraf. Pour Centrafrique. Le coopérant installé à Bangui  savait que Bic désigne un stylo à bille, mais ignore souvent  que le petit-nègre de son interlocuteur pourrait être qualifié simplement de « faux français ». L’expression « parler petit nègre, équivalente à parler « le chiaque », on le sait, se rencontre  pour la première fois dans le journal des frères Goncourt.
 
Il est facile de décrypter « voir la lune ». Centraf. L’image « radio-trottoir » correspond à celle du » patapata » de Guyane ou du « téléphone arabe ».. Grâce au travail unique de Khal Torabully, le curieux apprend  ce que sont des « gibars » en Acadie. L’incontournable verbe « gérer »  employé partout, en ce moment,  a un sens tout différent quand on entreprend de traîner sur la lagune à Saint-Louis du Sénégal ou à Gorée (où souvent les trouristes échouent dans la « Maison des esclaves » et en photographient la porte).
Le dictionnaire de Khal Torabully peut être  commenté et prêté mais à condition qu’il soit rendu à son acheteur. C’est un petit Larousse où les pages roses seraient des pages bleues.
Les pages blanches du Carnet de route « mouvoir des mots » invitent à une réédition participative, aux côtés de   Hanna et de Tanella Boni et de la francofffonie. Il faut imaginer un arbre du voyageur où seraient accrochées, comme à un sapin de Noël, des exemplaires du dictionnaire de Khal.

 

* Si, on peut (note de JMM)Mieux : il faut absolument lire ZA, un roman majeur de la littérature française actuelle

 

Genre : Romans et nouvelles - français
Editeur : Philippe Rey, Paris, France
Auteur : Jean-Luc Raharimanana

Prix : 19.00 € / 124.63 F
ISBN : 978-2-84876-105-3


 

Partager cet article
Repost0
24 mars 2011 4 24 /03 /mars /2011 11:48

Un article d'Alain Gnemmi

 

Anthologie de la poésie acadienne

de Serge Oatrice Thibodeau, éd. Perce-Neige 2009

 

Les éditions Perce-neige présentent 50 poètes du Nouveau-Brunswick et des provinces du Canada, qui composent les 350 000 francophones d’Acadie – sans oublier ceux de la diaspora installés aux Etats-Unis d’Amérique et en Europe. De nombreuses variantes du français se pratiquent dans cette province, de même qu’en Nouvelle-Ecosse. Le parler peut faire obstacle, différent du français québécois. La production littéraire des générations de l’Acadie permet, en quelque sorte, de voyager dans l’imaginaire et de squatter l’expérience vécue de cousins éloignés.

Dès le XIXe siècle, la poésie conserve en mémoire les revers de l’armée et de la flotte anglaises sur la falaise atlantique. Plus récente, l’œuvre en vers libre de Léonard Forest, Le pommier d’août, datée de 2001. Dans une langue directe, Léonard Forest, cinéaste précurseur, donne quelques clés de la parole communautaire. L’hiver « saison d’un peuple qui sait l’hiver » pousse au retranchement en province, dans l’échange d’une intériorité commune. Les ancêtres doivent avoir leur place près des vivants. Les vents du large, favorables aux voyages, soutiennent « les attentes (des) chansons d’hier ».

 

 Après-guerre.

Annick Perot-Bishop évoque Terre-Neuve du Labrador et le pianiste Glenn Gould. Raymond Guy Leblanc, le père de la poésie acadienne contemporaine avec Archives de la présence, dénonce la résignation devant la rigidité sociale et considère la religiosité comme une impasse identitaire, Ce qu’il appelle « un cri de terre » est repris par Gérard Leblanc. Ce dernier, un des fondateurs des éditions Perce-neige dans les années 90, revendique son statut de « chiac », hybride franco-anglais. Il entraîne la génération urbaine itinérante entre Moncton et New York. Parolier de musique rock, amateur de Rimbaud et de Bob Dylan, proche du milieu artistique, il rêve des villes lointaines du monde, « au volant de ma machine à écrire », en écoutant la radio. Entre chômage et mescaline, Gérard Leblanc déclare que « la ville est une conséquence extrême de mon désir », et retient dans la poésie la possibilité d’évasion : « nous emporterons dans la langue / les mots ramassés en chemin / nous poserons les mots d’ici / sur tout ce que nous toucherons », « nous parlons comme des anges en transit ».

 

Un sentiment antireligieux inspire les poèmes d’Herménégilde Chiasson et de Hélène Herbec, tous deux de la même génération. Un peu plus jeune, la poétesse Dyane Léger avec un titre évocateur, Comme un boxeur dans une cathédrale (1996) :

 

« Vivre. Ecrire.

Faire le point. Poursuivre.

Tout détruire pour tout recommencer

Parce que rendue là où j’en suis

Je n’aime plus tellement l’histoire anyway ».

 

L’ambiguïté linguistique de l’Acadien est au cœur du débat dans Les cent

lignes de notre américanité signé par France Daigle, romancière :

 

« Ecriture et américanité, ou

terre maternelle langue maternelle, ou

les cent lignes de notre américanité, ou

It’s not easy bein green

… Vivre sur le bord de l’assimilation (voir précipice, falaise)

comme d’autres la folie dangereuse (la corde raide)

la qualité indiscutable de nos palpitations

tous les funambules ne sont pas pitoyables ou malheureux

tout de même. »

 

 

Beaucoup de poèmes qui conservent la spontanéité d’un premier jet, élaborent leur prise de parole sous l’impulsion rythmique du moment, après avoir choisi un interlocuteur et ébauché une bilan autobiographique, chez Jean-Philippe Raîche, préfacier de l’anthologie, quadragénaire résidant à Paris, poète, (« Je vous écris du bout du monde/ tous ces naufrages qui appellent / ce qu’il reste du jour / ce que nous ne pourrons plus nommer »), ou chez Eric Cormier, scénariste de cinéma, auteur de Coda (2003), (« je suis devenu / une terrasse / en pleine pluie de mai / pendant la canicule de juin/ où les gens s’approchent pour jaser / ne sachant pas que je garde tout d’eux »).

La poésie contemporaine a adopté la performance, ou monologue d’effets acoustiques, qui est le contraire du lyrisme ; un genre par définition extraverti, en osmose avec le public. C’est un procès de la poésie écrite et des ressources imagières, une dépossession de l’intériorité. Les poètes acadiens sont liés aux métiers du spectacle, de la télévision et de la radio, acteurs, paroliers et interprètes de chanson. L’humour n’est pas absent des recueils de Paul Bossé, acteur de théâtre, scénariste de cinéma, dans Un cendrier plein d’ancêtres (2001), « Mes ancêtres / communiquent avec mes os / en tapant T-G-A-C / sur mon code génétique… assez devient / encens / encens devient / cendrier /… Dans les cendres / de mon avenir / les ingrédients / moléculaires de ma recette… » .

L’anthologie est présentée par Serge Patrice Thibodeau, essayiste, directeur littéraire des éditions Perce-neige, poète. Au total, un ouvrage à chaudement recommander. Riche en talents prometteurs, même si aucun ne se préoccupe de construire une œuvre, de chausser les pantoufles de la théorie littéraire, et de se comparer - pour l’instant – aux grands poètes québécois, Gaston Miron, ou Paul-Marie Lapointe.

Partager cet article
Repost0
24 mars 2011 4 24 /03 /mars /2011 11:36

 Un article d'Alain Gnemmi

 

 

L’Enigme du retour

 

Dany Laferrière, éd. Grasset

 

« Quand on débarque dans cette ville, située au bord d’une mer turquoise… on se demande combien de temps cela prendra pour tourner au cauchemar. »

 

Le retour au pays raconté comme un grand reportage dans un journal de presse et une autobiographie, avec des anecdotes emboîtées un grand nombre de personnages truculents (galeriste, chauffeur de taxii, caméraman filmant les Haïtiens depuis des années). La réussite de Dany Laferrière parvient à combiner plusieurs démarches qui transforment la prose en une disposition en strophes à la manière de Blaise Cendrars .

 

Entre le deuil de son père, Windsor Klébert Laferrière, ancien maire de Port-au-Prince, et son arrivée dans la ville natale, après 33 années d’expatriation. Dany Laferrière, journaliste, romancier, réussit un tour de force, dans un genre littéraire commercial où l’expérimentation est rare. Homme cultivé, amateur de peinture, il aime la poésie ; ses lectures, variées et anciennes, de Davertige à Aimé Césaire, et Apollinaire en particulier, nourrissent sa conversation avec un romancier, Gary Victor, et des artistes haïtiens de Saint-Soleil, Frankétienne, rencontré dans son atelier.

 

Le roman poétise et narre au quotidien les épisodes du retour, finalement plus supportable que le suicide – l’expatriation est une volonté de survivre. On disperse les souvenirs associes aux lieux violents où on a passé son enfance, dans une capitale peuplée de 2,5 millions d’habitants où « … tout se vit en direct / même la mort qui peut arriver / à tout moment ». Laferrière réagit à une réadaptation pénible, en provoquant les témoignages et enquêtes après la chute des Duvalier, fort d’une expérience acquise dans son métier de reporter. Il écrit sans cesse, visite sa mère en compagnie de sa sœur, interroge les disciples de son père – communisant d’un grand charisme - en leur apprenant la nouvelle de sa mort, prend le temps, en courts chapitres, d’observer et de rédiger ses impressions.

 

Dans la région de Baradères, qui est le berceau familial, ses compatriotes paraissent un peuple étranger exclu de l’Etat-civil - et sans doute, non imposable. Laferrière, en ethnologue, relativise la place de l’administration dans le chaos national et donne un éclairage nouveau sur la dictature.

 

Près de lui, un exemplaire du chef-d’œuvre d’Aimé Césaire toujours à découvrir : il le parcourt pendant la sieste dans sa chambre d’hôtel de Pétionville où il a dû s’installer comme n’importe quel touriste. Relecture profitable. Mais sa condition d’apatride se passe de modèle. Laferrière possède une forte personnalité, convaincu de sa démarche, et n’est pas à la recherche de son image.

 

Dire qu’il s’agit d’un roman comme un autre serait réduire l’aspect documentaire de première main sur une île médiatisée depuis 2010. Plus qu’un récit coloré, construit en souvenir du père, il s’agit d’une redécouverte d’un « enfant du pays « sur des routes peu carrossables, où il s’expose. Certains trouveront des raisons d’admirer Laferrière, écrivain à succès, qui jouit d’un grand crédit auprès du public.

 

D’autres retiendront son moyen ingénieux de décomposer la phrase, de la régénérer dans des strophes orientant le regard vers une sorte de sagesse, et de donner concrètement la jouissance de l’instant présent.

Partager cet article
Repost0
22 février 2011 2 22 /02 /février /2011 20:10

 

un article de Yusuf Kadel

 

 

Intervention de Yusuf Kadel  dans le cadre de la conférence animée par le professeur Benjamin Beniamino à l’Université de Limoges sur la littérature mauricienne

 

 

 

 

 

 

 

Avant d’aborder la littérature mauricienne, les origines de la littérature mauricienne, essayons de situer, sur le plan historique et géographique, l’île Maurice ; préambule qui tiendra lieu de cadre à notre propos.

Maurice est une toute petite île du sud de l’océan Indien (mille huit cent soixante-cinq kilomètres carrés) : tracez une ligne verticale descendant de la pointe orientale de la péninsule arabique et une ligne horizontale partant de Madagascar vers l’est, et vous n’en serez pas loin... Des navigateurs arabes sont probablement les premiers à y accoster. L’île est en effet représentée dès 1502 sur une carte du Portugais Cantino sous un nom arabe : Dina Mozare, ce qui signifie « du levant », par opposition à l’île de la Réunion, appelée Dina Margabim, « du couchant », sur la même carte. Les Arabes ne s’installent toutefois sur aucune des deux îles, se contentant d’y faire relâche. Les premiers à s’établir à Maurice, baptisée ainsi pour l’occasion, sont les Hollandais, qui y demeurent de 1638 à 1710. Les raisons de leur départ ne sont pas certaines et les historiens en débattent aujourd’hui encore avec passion. Ce qui est certain, par contre, c’est ce qui incite les Français, en 1715, à s’approprier l’ancienne possession batave : contrer l’Anglais ! Et Maurice est aussitôt rebaptisée « Isle de France ». Comme cela, c’est clair. Et les Anglais reçoivent parfaitement le message. Ils n’accepteront jamais la présence française dans cette partie du monde, au beau milieu de la route des Indes. En 1810, ils décident d’en finir : c’est la bataille du Grand Port, dont la France sort miraculeusement victorieuse, la seule et unique victoire navale française de l’ère napoléonienne (elle est inscrite sur l’Arc de Triomphe, à Paris). Mais quelques mois plus tard, les Anglais débarquent en force au nord de l’île : il n’y a pratiquement pas de résistance. Et le 3 décembre, l’Isle de France retrouve son nom hollandais, Maurice, et devient officiellement une parcelle de l’empire britannique… Vingt-cinq ans plus tard, en 1835, l’esclavage est aboli. Pour remplacer les Noirs dans les champs de cannes à sucre, les cultivateurs ont recours à la main d’œuvre indienne, politique qui modifie de manière irrémédiable la démographie du pays ; les Indiens représentent aujourd’hui près de 70% de la population mauricienne… Et, enfin, le 12 mars 1968, après d’interminables tractations et le démantèlement de son territoire, l’île Maurice accède à l’indépendance.

Voilà pour l’histoire de Maurice. En très bref. L’histoire littéraire mauricienne, quant à elle, débute il y a un peu moins de deux siècles et demi, avec deux ouvrages signés Bernardin de Saint-Pierre : Voyage à l’Isle de France (1773) et, surtout, Paul et Virginie (1788). Mais Bernardin de Saint-Pierre n’étant pas un natif de Maurice, le rattachement de ces œuvres à la littérature mauricienne ne fait guère l’unanimité. La littérature de l’île commence véritablement avec un certain Tomi Pitot, qui publie à la fin du XVIIIe siècle une Réfutation du Voyage à l’Isle de France de Bernardin de Saint-Pierre. Il est intéressant de noter que les lettres mauriciennes en sont encore à leurs balbutiements qu’elles connaissent déjà leur première polémique. La littérature de l’île Maurice voit donc le jour dans la controverse, ce qui est, tout compte fait, d’excellent augure. Les voyageurs de cette époque dénoncent toutefois le manque d’intérêt des gens du cru pour les choses de l’esprit : ce sont essentiellement des hommes d’affaires, dans le sens le plus large du terme. L’imprimerie, dont l’introduction remonte à 1768, ne sert au début qu’à l’impression des publications officielles et de quelques gazettes. Mais la Révolution française va imposer le goût des débats d’idées et l’on assiste à la création de plusieurs cercles et sociétés littéraires, dont la « Table Ovale », où l’on se réunit pour discuter, déclamer des poèmes et faire ripaille.

Quelques années après la publication du livre de Tomi Pitot, au tout début du XIXe siècle, paraît un très singulier roman : Sidner ou les Dangers de l’imagination, de Barthélemy de Froberville, dont l’intrigue, en plus d’être inspirée du Werther de Goethe, est située à des lieues des rivages indianocéaniques. L’ouvrage, aujourd’hui encore régulièrement cité par les chercheurs, constitue, à n’en pas douter, le premier « classique » de la littérature mauricienne. Les années qui suivent verront toutefois les hommes de lettres mauriciens délaisser graduellement la prose pour se tourner vers la poésie. D’où le surnom de « pays des poètes » que l’île traîne toujours. Et qu’elle mérite plus que jamais (on y reviendra). Parmi les poètes mauriciens de cette période, on citera, entre autres, Hubert-Louis Loquet, Melchior Bourbon, Édouard Carié, Charles Castellan, François Chrestien, Léoville L’Homme et Robert-Edward Hart. L’Homme, issu de la communauté créole (créole signifiant métis à l’île Maurice), célèbre dans ses poèmes, à l’instar des poètes franco-mauriciens (des poètes blancs), l’héritage de la culture française. Une réaction, probablement, à la crainte qu’inspire le bouleversement de la démographie mauricienne à la suite de l’arrivée massive de travailleurs engagés indiens. Ses ouvrages les plus connus, particulièrement représentatifs de son temps, sont Pages en vers (1881), Poèmes païens et bibliques (1887), Poèmes épars (1921) et Poésies et poèmes (1926). Quant à Hart, il est considéré par beaucoup comme le plus grand des poètes mauriciens. Il lèguera à la postérité de nombreux recueils, dontLes Voix intimes (1922), L’Ombre étoilée (1924), Mer indienne (1926) etLe Poème de l’île Maurice (1933). Ses écrits, tantôt intimistes tantôt mystiques, imprègneront fortement les générations à venir.

Le roman mauricien, quoique dominé par la poésie, est loin d’être totalement absent du paysage littéraire mauricien de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. On citera Polyte (1926), de Savinien Mérédac, Au Pays de Paul et Virginie (1928), d’Arthur Martial, et Ameenah (1935), de Clément Charoux. Toutes ces œuvres ont en commun l’ambition de témoigner des tensions internes et des transformations de la société mauricienne. À titre d’exemple, dans son roman, Clément Charoux nous raconte l’histoire d’un amour impossible entre un chimiste franco-mauricien de l’industrie sucrière et une jeune travailleuse agricole indienne. On en imagine aisément les implications sociales et autres.

Ce qui rassemble tous ces auteurs, romanciers et poètes, c’est le choix de la langue française comme langue d’expression, traduction d’un attachement indéfectible à l’héritage culturel français. Dans une île Maurice administrée par les Britanniques, écrire en français revêt clairement pour tous ces auteurs une dimension militante. Hubert-Louis Lorquet, que l’on a évoqué, paiera ainsi très cher son Napoléon, épopée poétique en dix chants à la gloire de la France. Il sera, en effet, révoqué de son poste d’enseignant au Collège royal.

 

 

La littérature mauricienne de langue anglaise, il faut le reconnaître, n’a jamais vraiment pris son envol… Mais depuis l’indépendance de l’île, en 1968, se développe une littérature d’expression créole qui, à bien des égards, vaut le détour. L’emploi toujours croissant du créole par les hommes de lettres mauriciens revêt, comme l’emploi du français sous l’administration britannique, une dimension politique et militante certaine. La créole est, soulignons-le, la langue du petit peuple. Écrire en créole revient donc à écrire dans la langue des sans voix. Le plus connu des auteurs créolophones, Dev Virahsawmy, est d’ailleurs un des fondateurs du principal parti gauchiste mauricien.

L’indépendance confère indéniablement de l’élan au créole comme « langue littéraire », mais elle ne coupe pas pour autant les ailes au français. Bien que l’on assiste à un renouveau, voire un essor inédit, du roman mauricien francophone depuis une trentaine d’années (avec des auteurs tels que Marie-Thérèse Humbert, Carl de Souza, Shenaz Patel ou Amal Sewtohul), c’est encore et toujours les poètes qui occupent le haut du pavé. Alors, pourquoi cet attrait des littérateurs mauriciens pour la chose poétique ? Est-ce le climat, le soleil, le contexte tropical qui incitent à rêvasser et par la même à… rimailler ? Il est, très honnêtement, impossible de se prononcer. On ne peut que constater l’émergence à Maurice, ces dernières décennies, d’un nombre particulièrement important de poètes : Malcolm de Chazal, Raymond Chasle, Jean-Claude d’Avoine, Jean Fanchette, Édouard Maunick, Emmanuel Juste, etc. Parmi ceux-là, Chazal et Maunick se détachent incontestablement. Le premier a su, par son originalité, sa lucidité et sa fulgurance retenir l’attention, notamment, des surréalistes français, dont André Breton himself ; son appropriation du mythe de la Lémurie, entre autres, permet de le rattacher à Robert-Edward Hart. Sens Plastique (1948) et Petrusmok (1951) sont regardés comme ses ouvrages les plus marquants. Maunick, pour sa part, incarne mieux qu’aucun autre poète, d’hier ou d’aujourd’hui, le métissage culturel mauricien. Cet extrait de sa préface à son Anthologie personnelle en dit long sur sa sensibilité et sa démarche : « Sans cesse, ce besoin de parler, à la fois notre vice et notre vertu : nous sommes nés loin, dans des pays exigus, en terre étroite ; nos villes sont souvent sœurs, nos villages se confondent […]. Notre identité, forcément multiple, est davantage à entendre dans notre parler créole, qu’à lire, exprimée à travers des écritures aux alphabets pourtant fascinants. Plus peuple que race, nous additionnons nos fidélités à l’Orient, à l’Occident et à l’Afrique, pour fonder une symbiose, certes difficile, mais seule capable de nourrir notre quotidien, plus sûrement que le plat de riz, la rougaille de poisson salé ou la fricassée de lentilles rouges. Nos aïeux venaient tous de quelque part ; nous avons pour mission de continuer leur exil dans un lieu devenu pays natal. » – fin de citation – Il décroche en 1977, pour le plus emblématique de ses recueils, Ensoleillé vif, le prix Apollinaire (Goncourt de la poésie, dit-on).

Les autres poètes évoqués, bien que moins proéminents que Chazal et Maunick, méritent néanmoins que l’on s’y attarde : la poésie de Raymond Chasle, pour commencer, se caractérise par une grande audace formelle et, à ce titre, est souvent définie comme expérimentale. Le Rite et l’Extase, publié en Belgique en 1976, marque l’aboutissement de son parcours poétique. Ses autres recueils sont : Le Corailleur des limbes(1970), Vigiles irradiés (1973) et L’Alternance des solstices (1975) ; méconnu de son vivant, Jean-Claude d’Avoine est aujourd’hui considéré comme un des plus grands poètes de l’île. Il n’a pourtant jamais été édité, ni de son vivant ni depuis sa mort, intervenue en 1986. De son œuvre maîtresse, La Cité fondamentale, ne sont connus que les extraits publiés dans la revue L’Étoile et la Clef ; Jean Fanchette, co-fondateur (avec Anaïs Nin) de la prestigieuse revue Two Cities, compte également parmi les grandes voix mauriciennes de la fin du siècle dernier. L’Île équinoxe,publié en 1993 chez Stock, un an après sa mort, rassemble des extraits de ses différents recueils, dont Les Midis du sang (1955), Identité provisoire (1965) et Je m’appelle Sommeil (1977)…

S’agissant de la nouvelle génération de poètes mauriciens (entendons par là cette génération inconnue, ou quasiment inconnue, il y a une quinzaine d’années et qui est aujourd’hui incontournable), elle est constituée d’auteurs aussi nombreux qu’actifs. Citons, entre autres, Michel Ducasse, Alex Jacquin-Ng, Stefan Hart, Anil Gopal, Thierry Château, Umar Timol, Sylvestre Le Bon, Khal Torabully et Vinod Rughoonundhun… Si tous se connaissent et se retrouvent régulièrement autour de diverses entreprises littéraires, ils ne forment aucune « école », leurs pratiques poétiques se révélant, au contraire, complètement divergeantes. Que dire d’autre de cette nouvelle poésie mauricienne ? Citons un extrait de la préface d’Anil Dev Chiniah, chercheur indépendant, au dernier numéro de la revue de poésie Point barre (on y reviendra), justement consacré aux nouveaux poètes de l’île Maurice : « Peut-on brosser à grands traits un tableau de cette nouvelle génération de poètes ? Qu’ont-ils de commun ? Qu’est-ce qui les sépare les uns des autres ? Peut-on y déchiffrer une esthétique, une thématique, voire un art de langage ? Autant de questions à approfondir pour parvenir à une appréciation juste. / Dans une première approche, on pourrait tenter de caractériser cette poésie hétéroclite en empruntant allègrement la voie négative chère à une certaine école de pensée. Ainsi, il sera clair que ce n’est point une poésie nourrie de tragique. La veine épique qu’a su exploiter savamment naguère un Jean-Claude d’Avoine est aussi remarquablement absente. La révolte ou critique sociale, qui a fait les beaux jours d’une poésie militante et combative, fait également défaut. Quant à un registre métaphysique, on chercherait vainement les stances endolories sur le sentiment d’exil et l’état d’absence, qui ont dans un passé récent tant taraudé nos poètes. Alors, serions-nous en présence d’une poésie de rien sur rien ? En vérité, il est permis de postuler que toute poésie authentique – de ce fait loin du verbiage – vogue aussi sur un néant, porté par le rythme et le moulin du langage. / En fait, contrairement à des prédécesseurs plus enclins à chanter l’ailleurs (et notamment cette France mère des arts et de belles âmes), les poétiques ici étalées pour notre jouissance relèvent d’une volonté d’affirmation de soi et de présence au monde […] Sans doute se trouve-t-on enfin devant une poésie sans complexe, mais qui, loi du genre, se cherche toujours. Poésie dynamique, riche d’une diversité porteuse, prometteuse. » – fin de citation –

 

 

Les écrivains de tous pays font souvent leurs premières armes dans des revues littéraires et autres périodiques. On peut, sans exagérer, parler d’une réelle tradition mauricienne des revues... Est attribuée à une certaine Marie Leblanc, née en 1867, la création de pas moins de dix publications littéraires ou culturelles ; sa « carrière » s’étale sur plus de vingt-cinq ans, de 1890, date de la création de sa première revue, La semaine littéraire de l’île Maurice, à 1915, date de sa mort, survenue suite à l’explosion d’un réchaud à alcool. Le parcours de La Semaine littéraire de l’île Maurice, à parution hebdomadaire comme son nom l’indique, sera brutalement interrompue en 1892 par un cyclone, un des plus désastreux que Maurice ait jamais connu. Mais l’aventure du Soleil de juillet, revue annuelle fondée un an avant le cyclone et destinée à commémorer le 14 juillet, se poursuivra pendant vingt-quatre ans, jusqu’en 1915. Parmi les autres publications de Marie Leblanc, citons Les Roses de Noël, qui marquera vingt-deux ans durant les fêtes de fin d’année ; Port-Louis Théâtre et Port-Louis Mondain, revues consacrées aux pièces, opéras et opérettes au programme dans la capitale ; Victoria Review, Le Couronnement,Entente cordiale, The Empire Day et Rex Imperator, cinq publications dédiées à la famille royale anglaise et à l’amitié franco-britannique ; et La Nouvelle Revue historique et littéraire, mensuel articulé en deux cahiers, historique et littéraire. Chacune des revues publiées par Mlle Leblanc comporte entre vingt-huit et trente-quatre pages, dont huit à dix pages de publicité, et rassemble quatre à cinq poèmes originaux, deux à trois comptes ou nouvelles et une à deux pages d’histoire. Marie Leblanc sombrera dans l’oubli très rapidement après sa mort, mais sera ramenée au devant de la scène par un livre, sorti aux Éditions les Mascareignes en 2007 : Une Mauricienne d’Exception.

La durée de certaines publications de cette Mauricienne de fait exceptionnelle impose le respect, flirtant parfois, comme on l’a noté, allègrement avec le quart de siècle. Le record en matière de longévité est toutefois détenu par une revue qui ne doit rien à la courageuse demoiselle. Il s’agit de L’Essor ! Robert Furlong, chercheur indépendant, spécialiste de l’histoire littéraire de Maurice, en dit ceci, dans un article paru dans la deuxième livraison du… Nouvel Essor (traduction de la vaine tentative par l’Alliance française de ressusciter « l’ancien ») : « Au fil des ans, la revue L’Essor, qui parut de 1919 à 1959, a pris une dimension quasi mythique. Au point où la simple évocation de ce titre aujourd’hui provoque une sorte de recueillement instantané ponctué, parfois, d’un "Ah, oui… L’Essor !!!" avec tout ce qu’il faut d’admiration dans la voix pour être culturellement correct… » – fin de citation – Les trois cent vingt-trois livraisons de la revue bénéficieront du soutien de la grande majorité des plumes mauriciennes de l’époque. Organe du Cercle littéraire de Port-Louis, son rôle en tant que découvreuse de talents doit également être souligné. À partir de 1921, en effet, elle publie de façon régulière les textes des primés au concours du Cercle.

Bien avant L’Essor et les revues de Marie Leblanc, d’autres publications ont contribué aux beaux jours de la littérature mauricienne. Si certaines peuvent être considérées comme des revues culturelles d’autres sont purement littéraires. Trois d’entre elles, Le Créole et La Revue pittoresque, fondées en 1842, à parution hebdomadaire et mensuelle respectivement, et Le Piment, autre hebdomadaire, qui voit le jour en 1844, marqueront durablement l’histoire littéraire locale. Le Créolepubliera, sur une période de vingt-deux mois, en plus de nombreux auteurs locaux, quelques écrivains réunionnais, dont le célèbre Auguste Lacaussade. Poèmes, nouvelles, chroniques, anecdotes historiques et articles de fond sur la société mauricienne s’y côtoieront. La Revue pittoresque, quant à elle, accordera une place prépondérante à l’histoire de Maurice. Le Piment, au titre bien choisi, se taillera pour sa part une réputation de revue satirique.

Fait étonnant, parmi les publications évoquées, aucune revue de poésie, aucune revue exclusivement dédiée à la poésie, ce qui a en effet de quoi surprendre lorsque l’on connaît le surnom littéraire de Maurice : le pays des poètes ! Il faudra attendre le XXIe siècle, le 26 octobre 2006 plus précisément, pour que soit créée, à l’initiative d’un petit groupe de poètes, la première revue de poésie de l’histoire mauricienne. La revuePoint barre, c’est son nom, éditée par Cygnature Publications, avec le support de l’Institut français de Maurice, est ouverte à toutes les langues pratiquées dans l’océan Indien, à toutes les « écoles » et tendances de la poésie contemporaine ainsi qu’à toutes les nationalités (sur dix numéros, la revue a publié des œuvres en provenance de plus de vingt-cinq pays, allant du Québec à l’Inde et la Chine, de l’Irlande et la France à l’Australie, en passant par le Maghreb, l’Afrique noire et les Mascareignes). Le propos de Point barre est justement de brasser… le plus large possible ! De permettre aux poètes mauriciens de se rendre compte de ce que font leurs confrères étrangers contemporains, et de permettre, par la même occasion, à ces derniers d’apprécier le travail des poètes mauriciens d’aujourd’hui.

Point barre est donc la toute première revue mauricienne de poésie. Mais au niveau de la francophonie, les publications dédiées à la poésie sont très nombreuses et très variées, et souvent d’excellente facture. Parce qu’éditées par des passionnés ! Souvent poètes eux-mêmes ! Et ces revues, elles circulent, elles voyagent. Des contacts réguliers, des échanges assidus existent entre les animateurs des diverses publications poétiques, contacts et échanges facilités par Internet et, notamment, disons-le, par Facebook ! Grâce aux revues, les poètes contemporains arrivent à « garder le contact ». Ils s’inspirent les uns des autres, se rendent hommage les uns aux autres, s’appuient les uns sur les autres pour aller toujours plus loin, se renouveler sans cesse, remettre continuellement en question leur pratique poétique… repousser continuellement les limites de la poésie.

Si la poésie « bouge » encore, « bouge » plus que jamais, c’est en grande partie, soyons-en certains, grâce aux revues.

 

 

Signalons, en guise de conclusion, que les numéros 3 et 4 du volume 13 (automne-hiver 2010) de l’International Journal of Francophone Studies, prestigieuse publication de l’Université de Leeds, sont entièrement dédiés à un colloque organisé par Françoise Lionnet (de l’Université de Californie, Los Angeles) et Thomas C. Spear (de la City University de New-York) sur la littérature mauricienne, avec des contributions de la plupart des universitaires et écrivains ayant participé à l’événement. Ceux qui souhaiteraient en savoir plus sur les sujets ici abordés (et qui comprennent l’anglais) sont vivement encouragés à se procurer l’ouvrage.

 

                                                                    ****

 

Yusuf Kadel naît le 5 décembre 1970 à Beau-Bassin (Île Maurice). Il est élevé dans un milieu dont les valeurs incite à l'introspection et à la découverte du monde.

   


 

En 1989, après sept années passées au collège du Saint-Esprit, à Quatre-Bornes, il s'inscrit à l'université de Paris-I pour un DEUG d'Administration Économique et Sociale (A.E.S.). Mais il déserte très vite les bancs de la faculté et le quartier Latin, préférant l'ambiance des cafés et buvettes, du côté de Montmartre ou des Halles. C'est là où – hanté par les ombres de Henry Miller, Boris Vian et de Pablo Picasso – il rédige sa première pièce, Un septembre noir.

De retour à Maurice, il est introduit au sein d'un cercle littéraire, le Cénacle, où il apprend ce qu'il appelle « le langage des tripes », autrement dit la poésie. Ses vers de jeunesse sont publiés dans une anthologie réunissant les œuvres du Cénacle. Surenchairs, son premier recueil, paraît en 1999. Il rassemble une cinquantaine de poèmes, qui suggèrent, par des paroles épurées et empreintes d'une forte spiritualité, une vision très personnelle de la condition humaine. Le texte est sélectionné la même année pour le prix Radio France du Livre de l'océan Indien.

Après avoir collaboré à la revue Tracés, fondée par Shenaz Patel, Yusuf Kadel rejoint, en juillet 2003, l'équipe du Nouvel Essor, magazine littéraire et culturel publié par l'Alliance française. Il participe à la naissance de la revue Point-Barre dont il est l'undes rédacteurs

Partager cet article
Repost0
16 février 2011 3 16 /02 /février /2011 19:15

 un article d'Alain Gnemmi

 

 

 

Entre nuit et soleil

Lionel Ray, éd. Gallimard 2010

 

 

 


 

Lionel Ray a essayé, en bifurquant plusieurs fois en cours de carrière, de donner un visage nouveau à l’objet poétique - démarche formaliste - ou de changer de miroir – œuvre sous pseudonyme - pour assurer la poésie de son atemporalité. Mais sa démarche de déconstruction du discours lyrique a beau rendre la lecture inconfortable, elle se reconnaît entre toutes ; un poème de Lionel Ray est un poème de Lionel Ray. Le texte donne l’impression d’inventer et d’expérimenter un territoire inconnu, de chercher son parcours, de tâtonner négativement, à partir de la matière brute des mots, et s’appuie sur un mètre traditionnel donné d’emblée, l’alexandrin admis ou récusé – le décasyllabe, avec en renfort le gros du bagage de la versification, des ressources de la césure et de l’enjambement, de la voix et de la circularité.

 

La présentation typographique d’un texte a son importance, variable indéfiniment dans les solutions proposées, elle est très démonstrative au regard et propice, dans l’esprit, aux interrogations sur le sens : poème d’une seule coulée, disposé en distique (dans « Autre et le même »), blancs entre les énoncés linéaires (« Visages, lieux d’ombre »), formatage des strophes dans un nombre de vers libre. (« Le temps figuré »). L’essentiel paraît être pour le poète de s’éloigner le plus possible d’un cadre établi, le sonnet, en quelque sorte carcan structurel, dans une « inscription d’un vertige qui n’a pas de nom »

 

Il s’agit de poèmes, de récit, en fait, d’échos en prose, de fragments conservés et réunis grâce à des ruses de mise en page. Les images recyclées dans la thématique viennent de la culture bien plus que d’une expérience vécue et d’événements individuels : hiver emblématique, dispersion des objets élémentaires à cause du temps, inconfort de vivre, mémoire qui s’appauvrit des personnes et des sentiments, priorité de la voix et des mots courants. Le laboratoire du biographe exécute moins une sélection dans son imaginaire très intellectualisé de la langue qu’un traitement dans l’improvisation du rythme et des mots auxquels il a toujours fait confiance. D’où l’impression d’une écriture aisée, d’un style original, qui ne tombe pas dans les excès des manifestes lettristes ou de la technique du copier/coller systématisée par les représentants de la beat génération. Lionel Ray aime les références savantes, cite Rimbaud, Ingeborg Bachmann, Joyce, Mozart et le peintre Roberto Matta.

 

Le poème a pour scène la table de travail, pour unité de temps, la nuit, sous la lampe devant la fenêtre. Le titre donne le thème à développer et engendre des images à travers un jeu tranquille d’assonances. Toujours animé par le principe du changement, par la relation entre la voix et le regard, les mots et les images, l’auteur poursuit la démarche entreprise dans Comme un château défait et Syllabes de sable rassemblés en collection de poche Gallimard.

Les poèmes qu’on préfère sont bien évidemment ceux sur la quête identitaire - un sujet se constitue et déconstruit - dans le travail d’écriture où sont partagées les préoccupations des linguistes nostalgiques de la grande épopée du langage aujourd’hui révolue. La poésie sort seule rescapée de la banalisation de la pensée artistique et résiste devant la création en roue libre devenue possible par les progrès de l’informatique et des logiciels de traitement de texte.

 

 

 

 

Cette heure seule dans le crépuscule d’été :

on n’entend déjà plus qu’un bruit de clefs.

 

Les mots changent, sable de plus d’éclat,

sans brume ni reflet sinon la voix.

 

Les mots changent de base et de fenêtre,

Inquiets du surcroît de silence qui les pénètre.

 

Poussière à jamais, est-ce un dieu qui dort

dans la mémoire étrange de l’aurore ?

 

Ou bien les années revenant de plus loin

ayant perdu la lumière en chemin ?

 

L’hiver est proche et sa douceur déborde

et la nuit tourne en moi étourdiment.

 

La beauté pend à cette corde

comme un corps trop usé, gémissant.

 

Alain Gnemmi

 

Partager cet article
Repost0
10 février 2011 4 10 /02 /février /2011 16:02

un article d' Alain Gnemmi

 

Les pierres du temps

Tahar Ben Jelloun,

 

coll. Points, éd. Du Seuil 2007

 

 

 

Tahar Ben Jelloun, médiatisé depuis le Goncourt 1987, est connu pour ses romans et essais, malgré quarante-cinq années de poésie. Le recueil rassemble des démarches très variées, en 5 sections : « Clair-obscur », « Les pierres du temps », « Le retour de Moha », « Fès Trente poèmes », « Cinq poèmes sur la peinture de James Brown ».

La passion du Maroc se partage en focalisant les paysages et les habitants. Travail d’illustrateur et de conteur, en collaboration avec un peintre, un photographe, dans un monde à lumière variable. Occasion aussi de défendre une position devant ceux estimant les écrivains maghrébins condamnés à n’écrire que des autobiographies.

 

Le récit de vie fonde une œuvre, mais décape surtout les souvenirs d’enfance trompés par les jeux de miroir et annonce un imaginaire tourné vers le présent. On retient que la mémoire ne meurt pas tout à fait dans l’attachement à Fès, ville des origines rescapée des erreurs de l’Histoire et d’une prétention à servir de modèle oriental, en concurrence avec Petra ou Babylone. Son charme exceptionnel frappe les voyageurs du monde entier grimpés sur ses terrasses, égarés dans ses jardins et marchés, impatients de photographier les tanneurs, les vendeurs du marché des épices, - ou les visiteurs du palais d’Idris 1er -. Seule la jeunesse aujourd’hui reste insouciante devant la beauté de cette dame légendaire encore bien alerte et pourvue de raison.

 

Tahar Ben Jelloun se promène entre nostalgie et agacement, tendresse et éloignement, dans une sensibilité pendulaire. Par besoin d’espaces il préfère le Tanger de son adolescence ouvert sur la mer, et retourne d’autres pierres, dans le cimetière jouxtant un village. Le poème dans sa disposition typographique emploie indistinctement le verset (« Enfance éphémère ») ou le vers libre, pièce courte d’une dizaine de lignes, semblable à un conte, parabole sur des acteurs modestes, occupés à leur tâche ou distraits par l’attente de la pluie.

Le vocabulaire pictural est nécessaire dans les passages descriptifs parce que le regard possède quelque chose de tactile, qu’il intervient sur le motif, dépassant le sentiment de beauté immédiate, dont il retient un détail, une couleur, qu’il traduit en mots, et endigue ainsi le désordre des impressions. La langue française adoptée au prix d’un renoncement aux symboles de l’arabe dialectal ne renvoie pas à une forme d’exil supplémentaire, contribue, plutôt qu’elle dessert, dans la volonté de cerner l’identité des autres. L’écrivain veut se débarrasser de son visage et acquérir la liberté de dire avec distance comme le personnage porte-parole de son roman, Moha le fou, Moha le sage : »Je peux tout dire. C’est le besoin de parler pour ne pas étouffer / Pour continuer à voir et à transmettre ». D’un ton plus direct, le monologue facilite la transmission des épreuves rencontrées et le recentrage sur des valeurs en très petit nombre, essentielles, données par un corps rompu, paradoxalement mort et en état de témoigner. Le rire supplée le cri de douleur et apaise celui qui a conservé, à travers les épreuves, le don de la parole.

Le détachement de Moha résigné et fasciné devant le secret du désert, « un livre jamais écrit », n’empêche pas de rappeler la solidarité avec les manœuvres de « l’arrivage » tombés dans l’anonymat des cités du Nord, par-delà la Méditerranée où les femmes portent toujours leur part de deuil et de mauvais rêves, et le poète – Jean Sénac – « un arbre / grand, très haut, qui se penche sur l’été pour veiller la mer ».

 

1.visages, lieux d’ombre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le discours du chameau suivi de Jénine

Tahar Ben Jelloun,

  coll. Points, éd. Du Seuil

 

 

Un poème ne console pas de leur misère les immigrés en banlieue, villageois du mont-Sinaï, victimes du nettoyage des camps palestiniens. Pourtant le recueil puise dans le silence et l’exode des réfugiés en leur prêtant une voix (« je n’écris pas pour eux mais en et avec eux. Je me jette dans le cortège de leur aliénation ».). Romancier, essayiste, poète, Tahar Ben Jelloun collecte et réécrit leurs témoignages, geste créateur remarqué dès son premier recueil Hommes sous linceul de silence.

Le parti des « défaits » demande des accents individuels de provocation et de révolte (cf. « Attends voir »). Le Maroc entre Fès et Tanger, après l’expatriation, garde cependant un visage humain. Le pays natal marqué par la corruption sur lequel seul le temps paraît lâcher prise, empreint de beauté, reste toujours photogénique.

 

Sur leur dimension militante, on peut dire que les textes rappellent des événements et noms évoqués dans les médias, quand ils occupaient l’actualité ; massacre du village de Deir Yassin, destruction de la Trouée de Rafah, déportation de la population arabe, guerre « civile » au Liban. Leur écriture liée à un acte de dénonciation sociale relève avant tout d’une démarche autobiographique, et cherche par la violence une identité à inscrire dans ce que les mots ont de mouvant et d’incertain.

En cinq-cents pages, le livre rassemble des poèmes de circonstance, légendes d’albums photos, hommages à Jean Genet, au poète Mahmoud Darwich, au photographe Boubat. Célébrations de Paris, de Marseille, de Maurice. Tahar Ben Jelloun déploie son énergie sans cesse en éveil à travers son habitude de tenir des carnets de voyage, même dans un lieu aussi fréquenté et impropre à la concentration qu’un aéroport.

 

Peu porté sur les confidences, Tahar Ben Jelloun ne conçoit pas la poésie comme une source d’épanchement. S’il se livre au détour d’une phrase, en quelques renseignements biographiques, c’est afin de produire le matériau du poème, dans la migration de la langue qui n’a pas de départ (« je suis né dans une petite ruelle de la médina de Fès – aujourd’hui détruite »). Plus productive de sens est la médiation d’un personnage allégorique, reprise du Goha consacré en Turquie et dans le Maghreb, de Moha, le double de l’auteur, ou d’un messager de la sagesse du désert, le chameau, qui permet de renouer avec l’oralité du conte et d’exploiter les possibilités de penser par images. Les définitions du poète et de la poésie sont autant d’occasions de recréer la parole d’un interprète. Le poète, dans sa double fonction de porte-parole et de relais mémoriel des conteurs, est effectivement le « passeur d’épices », le « migrant », le « passager de l’espèce ».

 

Tahar Ben Jelloun entretient le dialogue, opère la jonction entre cultures arabe et européenne. Son originalité est de les concilier et de nous aider à comprendre le patrimoine méditerranéen. Le monde actuel bouleversé, après les deux guerres, par les indépendances, les migrations et conflits territoriaux du Moyen-Orient, tourmente sa conscience. Mais en tant que francophone, le poète se considère aussi comme « l’hôte imprévisible de toutes les langues », et construit son discours suivant son propre fonctionnement. En conservant ses rêves brisés de l’enfance, il invite à le suivre dans son intériorité et ses intuitions souvent heureuses.

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0