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7 février 2011 1 07 /02 /février /2011 11:19

 

 

Pour les âmes

Paul-Marie Lapointe, Ed. Typo

 


une lecture-critique d'Alain Gnemmi

 

 

Paul-Marie Lapointe rassemble des textes composés au cours de sa trentième année dans le domaine du journalisme au Québec, entre 1960 et 1965, parmi eux, servant de préface ou de manifeste, Arbres, un acte de foi revivifié dans les espaces forestiers. Un hymne aux herbes géantes. Un poème dominé, suivant une distribution parcimonieuse de la phrase, par des blancs typographiques. C’est sur lui, exemplaire de la mise en discours, déroulement, geste assuré autant qu’accès aisé, que nous voulons nous arrêter.

L’ancrage énonciatif des plus succincts – presque enfantin : « j’écris… dans tes paumes carrées »-, où s’annonce, en partie, la représentation visuelle des formes et contours - est donné dès l’entrée : c’est le geste inaugural du démiurge, l’artiste reconnaissant que la « terre animée » est son domicile « et qu’il peut, propriétaire et occupant, revendiquer son domaine imaginaire (« j’écris arbre »).

En cours de psaumes, sont rappelés en refrain ou en guise de changements de direction - l’acte d’écrire assumé -- la plante donnée en tant qu’organisme - au sens botanique du mot – la plante assimilée à l’écologie ou économie du vivant – l’arbre instaurateur d’un nouvel humanisme, « j’écris arbre / arbre pour arbre », « j’écris arbre / arbre pour le thorax et ses feuilles », « j’écris arbre animaux tendres sauvages domestiques ».

 

Le poème, disposé en versets et en énumérations, se parcourt de gauche à droite, d’ouest en est, et verticalement, allant du général au particulier, du particulier au général suivant le renversement d’une litanie. Rien de ce qui est enregistré sous un nom n’échappe à sa renaissance par le regard et au réenchantement par la magie de l’écriture.

La scansion supprime les données discontinues : pin/ cède/ genévrier/ sapin/ bouleau/ aubier/ peuplier/ noyer / saule/ caryer/ aune/ chêne / hêtre / cerisier / vinaigrier / aune / orme / sorbier / pommier/ frêne/ érable/ sureau. Le modèle linguistique approprié à cette juxtaposition des espèces représentées est l’extension d’un terme - ou hyperonyme. Ce modèle couramment employé comme entrée nous conduit, en feuilletant des pages, aux sens voisins rencontrés dans un thésaurus ou dictionnaire analogique : conifère, pin, chêne, peuplier. Une encyclopédie à la rubrique « botanique » renverrait également à « caryer », « baumier » d’Afrique ou « chinquapin», espèce propre à l’Amérique du nord. Les dictionnaires permettent de voyager dans les mots autant que dans la géographie.

 

Depuis Jack Goody, l’anthropologue auteur de la « raison graphique », nous savons que les premières formes d’écriture dans l’humanité – en Mésopotamie, 3000 avant J-C – furent des listes, des tablettes de classification de toutes sortes de choses, à des fins comptables. L’écriture, la transcription et la qualification, l’une et l’autre, inséparables, transformèrent la vision du monde, amenèrent une conscience des objets et une analyse efficace du langage, la reconnaissance d’un attachement entre membres d’une tribu. Sciemment ou non, le poème renoue avec cette pratique primitive de la liste – éloignée de l’inventaire à la façon de Jacques Prévert ou de Georges Perec - et fédère les lecteurs espacés – par leur subjectivité - dans la communion.

 

L’arborescence généalogique des ancêtres ou des descendants n’est pas non plus fortuite. Chaque arbre confondu avec les ancêtres bénéficie d’un culte particulier, il est sacré. Baobab dans le Sahel. Arbre du voyageur dans la Caraïbe ou l’Océan Indien, là où son espèce pousse et prolifère de manière endémique.

L’abattage permet au menuisier de produire les espars d’un bateau (« mats fiers voiles tendues sans remords et sans larmes »)... le mobilier d’intérieur (« calmes armoires et des maisons pauvres / bois de table et de lit »… le « bois d’aviron » pour des loisirs… entre autres objets manufacturés : les « coffres de fiançailles «… le coffre de l‘épinette («épinette breuvage d’été ») pour la musique… le sapin sert d’assise des villes (« pilotis des villes fantasques »). Dans la métaphore par apposition «bouleau fontaine d’hiver, parquets de bal », les soirées dansantes succèdent aux veillées estivales en plein air, le bouleau fournit la piste de danse. Moins elliptique, Paul-Marie Lapointe recourt plus loin à une image religieuse, précise à la fois son attitude et les objets associés : « l’arbre est clou et croix/ croix de rail et de papier / croix de construction d’épée de fusil ». Les symboles religieux et historiques sont couplés au moment du chant où la plainte l’emporte sur la célébration.

Les données sensorielles à partir d’un trajet circulaire au pied de l’arbre (« arbre d’orbe en cône »), sont révélatrices d’un désir de fabriquer un tableau au moyen de chaînes de mots, et passent avant les préoccupations de sylviculture et d’écologie, sous-entendues à travers le « noyer circassien », planté contre l’érosion en surface pendant la sécheresse de l’hémisphère nord. L’axiologie de Paul-Marie Lapointe concerne autant les pouvoirs bienfaisants des plantes (« tilleul tisane de nuit », « « hamamélis coupant le sang des plaisirs ») que les plaisirs sensuels (« cerisier bouche capiteuse et fruits bruns/ mamelons des amantes »).

Le poème porte une ambition encyclopédiste autant qu’un paradigme universaliste, producteur d’images filées - une érotique --suscitées dans la louange du corps féminin. Nous les retrouvons ailleurs dans « Entés de l’arbre sucré » :

 

« Vit-on autretemps que la nuit

Dans tes caresses mauves

Dans le fruit melon rose

De tes lèvres et de ton sexe ?

Vit-on autretemps qu’en toi

Par le délire et la sagesse

Les corps croisés

Entés à l’arbre sucré

De nos os ? «

 

Les poèmes de célébration, à partir de « arbre … sève en lumière«), gravitent, dans une inspiration anthropomorphique, autour d’une pièce à « morphologie partielle » : »j’appelle… un fleuve / les processions d’arbres signaleurs / une eau de hanches et de sein…( dans »Message de ton corps »),

ou

 

« tes seins multiplient leurs amis

mes mains

tes seins sont à l’affût

cueillent l’abeille ».

 

 

 

«Traversée des feuilles » esquisse un blason :

 

« on ne touche pas cet oiseau rond

ce nombril sans qu’il élève autour de lui

la cage rose de ses doigts »

 

 

L’aspiration à «récupérer l’âme de l’homme, l’âme du réel (le mot âme est un triste mot, galvaudé ; mais âme signifie : insatisfaction de l’existant… Ame est très terre à terre…» ) manque de points d’accroche événementiels et de combats propres à sa révolte. Certes, la poésie s’insurge contre la langue consacrée. Elle tourmente une sensibilité en sommeil. Son devoir est d’insuffler la « révolte » - Révolte. Mais le recueil gomme les références historiques et stratégiques (sauf l’explosion générale évoquée dans « ICBM (Intercontinental Ballistic Missile», allusion aux missiles de courte ou de longue portée), l’invention tangue dans l’alternance saisonnière entre hiver et printemps, entre vie champêtre et urbanisation accélérée, dans la dualité entre ville carnivore et campagne traditionnelle.

 

La terre, aimée et célébrée, - par bien des aspects, semblable à un champ de bataille (« tes blessés reposent en délire »), constitue un bien indivis, un nid planétaire avec « ses hommes de peine l’engrais sans langue ». Un Golgotha des «pères crucifiés » qui « vont au bois le dimanche » (« Psaume pour une révolte de la terre »). La sérénité auparavant manifeste laisse planer des forces implosives : colère, assassinat collectif, autodestruction, appétit matériel, obsession de la fragilité de l’environnement. Considéré comme une partie du vivant, l’homme, macrocosme minuscule au cours d’un vol transcontinental, à l’échelle des villes, apparaît comme un travailleur désigné pour les corvées du profit :

 

« petit homme

irremplaçable petit homme

avec ta faim

et la terreur qui te fuit et te poursuit ».

 

La femme, juchée sur l’autel de l’adoration, vénérée et caressée, icône et partenaire («fille de - et en - chaleur « ) dotée d’une maternelle douceur, est pénétrée, dans l’étreinte – telle un refuge précaire -, pour recevoir la mort

 

« la fleur ne pénètre en la fille que hantée par la mort

et s’y construit une fragilité

elle craint qu’une ville ne périsse

brûlée

ses hommes ses maisons

les jardins sans pierre ».

 

Se livrant dans « Gravitations » à travers un sarcasme « nous saluons la tristesse des deux mains », Paul-Marie Lapointe considère que la banalisation économique accroît le gaspillage – cf. la récurrence du mot « coffre » à l’ambiguïté phonétique (offrir) et sémantique (contenir). Appauvrit la diversité des cultures. Le recueillement dans la prière « Pour les âmes » permet d’entendre le grondement souterrain des victimes d’un passé guerrier et des ethnocides de la société occidentale :

 

« le temps tombe

une tribu perdue remonte à la surface

Enfants des pyramides du soleil

Amphores de poussière maïs et

Fourrures…

Le temps tombe

Abénaki maya nègre de Birmingham

Ames civiles de mes morts sauvages… ».

 

Les demandes ruminées (« où allons-nous ? ») annoncent une affirmation dans « Epitaphe pour un jeune révolté » (« tu ne mourras pas un oiseau portera tes cendres… ), tablant sur la réhabilitation des ancêtres et le renouveau générationnel (« pluie des petits hommes/ je te salue / comme la venue d’une cinquième saison ».

 

Les raisons de ne pas désespérer se rencontrent dans les voyages réconciliateurs avec le genre humain (Cuba, Mexique), et dans la musique blues et jazz des cultures nègres infléchissant son esthétique, apportant au poète des règles d’improvisation plus utiles que l’écriture automatique.

Paul-Marie Lapointe développe un thème, un standard, dispose sa grille harmonique (« toit de maison… toit de ville / toit d’arbre et d’oiseau… »), adapte le thème à son rythme heurté, son mètre impair, ses appositions et enjambements, augmente ses possibilités par plusieurs instances locutrices et impose le registre – le timbre - de voix sous-jacentes. Les chemins de traverse aboutissent à des rencontres inattendues.

 

Le critique Robert Mélançon, préfacier du recueil et spécialiste de Gaston Miron, autre porte-parole de la francophonie poétique, part du principe qu’ «un poème est un événement, une somme d’événements enchaînés. On y revient sans cesse parce qu’il s’y passe quelque chose dans la langue… ».

 

Paul-Marie Lapointe ne manque pas d’humour, dans ses exagérations (« je suis plus triste que le rhinocéros»), « soyez tristes, disions-nous… », conscient de la légèreté de la poésie, dans les flèches décochées aux politicien.

 

 

« un cratère s’ouvrira dans la poitrine du premier ministre

Il se croira le vésuve

Mais tout cela sera du miel et de pain ».

 

                                                                                                    *****

 

 

extrait du site "d'île en île "                                                                                        

Notice biographique

(Saint-Félicien, le 22 septembre 1929 - ) Poète, Paul-Marie Lapointe a étudié au Séminaire de Chicoutimi, au Collège Saint-Laurent et enfin à l'École des Beaux-Arts de Montréal. Journaliste à L'événement et au journal La Presse depuis 1950, il est directeur de l'information au Nouveau Journal de 1960 à 1961, puis rédacteur en chef du magazine Maclean's de 1963 à 1969. De 1969 à 1992, il occupe différents postes à Radio-Canada. Il a également participé à la fondation de la revue Liberté et a fait partie de l'équipe des Éditions de l'Hexagone. Sa poésie a été traduite dans plusieurs langues.

En 1971, Paul-Marie Lapointe reçoit le Prix Athanase-David pour l'ensemble de son oeuvre ainsi que le Prix du Gouverneur général du Canada pour son recueil Le Réel absolu. Il obtient également le Prix de l'International Poetry Forum (États-Unis) en 1976, le Prix de La Presse en 1980 et le Prix Léopold-Senghor en 1998. En 1999, il obtient le prix Gilles-Corbeil pour l'ensemble de son oeuvre. Il est membre de l'Union des écrivaines et des écrivains québécois. Enfin, il obtient un doctorat honoris causa de l'Université de Montréal en 2001.

Katia Stockman

 

Pour les âmes (1993)

Paul-Marie Lapointe ; préface de Robert Melançon, Pour les âmes - précédé de Choix de poèmes : Arbres, Montréal : Typo, Typo ; 77, 1993, 118 p. ; 18 cm. ISBN : 2-89295-089-9 (br.)

 

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